Peu connus en France, les Tradescant, père et fils, sont pourtant deux des plus célèbres jardiniers-botanistes anglais du début du XVIIe siècle. Souvent considérés comme les créateurs de l’art des jardins si populaire outre-Manche, ils sont aussi les fondateurs du premier « musée » public du Royaume-Uni.

John Tradescant l’Ancien (1570-1638), se fit d’abord connaître pour ses talents de jardinier en œuvrant notamment à la conception, la création ou l’entretien d’importants jardins tels que celui de Robert Cecil, comte de Salisbury à Hatfield House et de son fils à Salisbury House ou celui de l’Abbaye de Saint-Augustin à Canterbury pour Lord Hotton. Plus tard, il fera de nombreux voyages notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord d’où il ramènera de nombreux plants, graines et bulbes qui seront progressivement acclimatés et naturalisés dans les jardins d’Angleterre. Mais il fera surtout un voyage d’exploration dans l’extrême nord de la Russie dont il fera un récit détaillé. Mais comment un jardinier à Canterbury a pu se retrouver dans une expédition aux confins du monde connu (par les Européens occidentaux) ?

Il faut pour cela revenir à la moitié du XVIe siècle et plus précisément en 1551, date de création de la Mystery and Company of Merchant Adventurers for the Discovery of Regions, Dominions, Islands, and Places unknown, par Richard Chancellor, Sebastian Cabot and Sir Hugh Willoughby, trois aventuriers qui rêvaient de trouver un passage Nord-Est pour rejoindre la Chine en contournant l’Eurasie par le nord via l’Océan Arctique. Lors d’une de leurs périlleuses expéditions, le navire de Richard Chancellor atteignit dans la région de l’actuelle Arkhangelsk la baie de Saint-Nicolas, connue aujourd’hui comme Mer Blanche. Il entra ainsi en contact avec le Tsarat et débuta des relations commerciales avec Ivan IV le Terrible en établissant en 1555 la Compagnie de Moscovie. Ce nouveau modèle de société par actions (Chartered joint stock company) sera le précurseur d’une pléthore de sociétés commerciales « sponsorisées » par la royauté (la plus connue étant la Compagnie des Indes orientales) qui verront le jour au cours des décennies suivantes et qui permettront notamment à l’Angleterre de financer l’exploration du monde, établir des comptoirs et prendre possession de nombreux territoires par le biais du commerce. Des relations commerciales de plus en plus étroites s’établirent ainsi entre l’Angleterre et la Russie entre la fin du XVe et le début du XVIe, alors que les conflits entre la Russie et ses voisins (Suède, Pologne, Lituanie, Tatars…) étaient constants.

Monastère de Nikolo-Korelski dans la baie de la Dvina dans une vue du début du XXe (Wikimedia commons)

C’est dans ce contexte qu’au début du XVIe siècle, l’Angleterre veut proposer à une Russie exsangue, un prêt en échange de nombreux droits de passage et de commerce sur son territoire. Cette mission est confiée à Sir Dudley Diggs qui est à ce moment conseillé par Tradescant, sur les jardins de son nouveau château à Chilham. Diggs lui propose donc de l’accompagner dans ce voyage afin d’explorer la flore locale et ramener des plantes dignes d’intérêt pour les jardins. Les deux hommes embarquent ainsi avec une quarantaine d’autres en juillet 1618 en direction du monastère de Nikolo-Korelski, alors un site isolé à l’embouchure de la Dvina au bord de la baie de Saint-Nicolas.

Au cours de ses explorations, il va notamment décrire une île couverte d’hellébore blancs que les locaux appellent cameritza et qui est en réalité le vératre (Veratrum album), en russe komaritza. L’étymologie de son nom dérive de komar = moustique, car cette plante servait à tuer ces insectes très abondants après la fonte des neiges. Cet usage déjà bien connu dès l’Antiquité et décrit par Pline (Muscae necantur albo trito et cum lacte sparso) estrepris par Otto Brunfels dans son Herbarum vivae eicones, « si vous voulez tuer les moustiques en août, prenez l’hellébore, faîtes macérer dans du lait et laissez ce lait à boire aux moustiques ».

Il décrit également un arbre que les russes appellent tscheremucha (Prunus padus ?) à l’étymologie rappelant les termes cherry, cerasus, cerise, très prisé pour la fabrication des cerceaux des tonneaux servant au stockage du caviar. Ce même usage est d’ailleurs rapporté par les marchands hollandais, hambourgeois et russes notamment pour le transport des poissons du Groenland.

Tradescant cite également une plante d’origine méditerranéenne, sans doute importée et naturalisée, qui pousse le long de la Volga, aux grandes vertus et considérée par la population locale comme divine. Il pourrait vraisemblablement s’agir de l’aurone ou arquebuse (Artemisia abrotanum), un arbrisseau utilisé traditionnellement pour ses nombreuses propriétés : vermifuge, anti-infectieux, tonique, stomachique, diurétique, cicatrisant…

Il rapporte aussi un usage très répandu dans ces contrées, alors absent de la tradition d’Europe occidentale, qui consiste à récolter et consommer la sève des gros bouleaux (Betula alba) au mois de mai-juin.

Il décrit et rapporte de nombreuses espèces de baies appartenant notamment aux genres Ribes et Vaccinium, mais aussi plusieurs conifères alors inconnus en Europe occidentale (Picea obovata, Abies sibirica, Larix sibirica…), mais aussi des « bulbes », des « roses », « des géraniums »…

Musaeum Tradescantianum (« The Ark« ) in The history and antiquities of the parish of Lambeth, and the archiepiscopal palace, Thomas Allen, London 1827 (Duke University Libraries)

Outre les espèces végétales, il ramènera de ses voyages de nombreux objets disparates qu’il va réunir dès 1634 dans les jardins et le « cabinet de curiosités » d’une maison qu’il loue à Lambeth, au sud-est de Londres. Parmi ces objets, certains lui ont également été fournis par d’autres explorateurs, comme le manteau du père de Pocahontas ou un dodo empaillé. Cet édifice connu sous le nom de The Ark (l’arche), qui est le premier musée ouvert au grand public (Musaeum Tradescantium), est un outil éducatif unique et devient très vite une attraction populaire de la société londonienne. John Tradescant l’Ancien meurt peu de temps après en 1638 et est enterré dans le jardin de l’église St Mary-at-Lambeth.

Tombe de John Tradescant dans les jardins de l’église St Mary à Lambeth (Wikimedia commons)

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