Si vous avez l’occasion de vous promener en forêt en cette fin d’hiver vous allez constater une explosion de couleurs dans les sous-bois. Ce sont toutes fleurs dites vernales (c’est-à-dire printanières) qui s’activent pour achever leur cycle annuel avant que les arbres ne mettent leurs feuilles, les plongeant alors dans l’obscurité et les privant d’une grande partie de la lumière solaire, indispensable à leur photosynthèse. On peut ainsi croiser notamment la primevère acaule (Primula acaulis), la petite pervenche (Vinca minor), la corydale à bulbe plein (Corydalis solida), la scille à deux feuilles (Scilla bifolia), l’anémone sylvie (Anemone nemorosa) ou l’hépatique à trois lobes (Hepatica nobilis).
Parmi ces espèces qui rivalisent de couleurs, l’une d’entre elles, la dent-de-chien (Erythronium dens-canis), bien plus rare, forme cependant localement d’importantes colonies à l’étage collinéen-montagnard sur les massifs de l’est (Haute-Savoie, Savoie, Ain), du Vercors, des Alpes-Maritimes, du Massif Central et des Pyrénées (carte). Il s’agit d’une petite Liliaceae de 10 à 20cm de haut aux fleurs rose à rouge violacé penchées dont les six tépales connivents à la base, d’abord étalés, se réfléchissent ensuite sur le pédoncule, en lui donnant son aspect caractéristique.
Son nom de genre vient du grec erythros (= rouge) pour la couleur de ses fleurs et des taches présentes sur ses limbes foliaires. Son nom d’espèce et vernaculaire de « dent-de-chien » est dû, quant à lui, à la forme conique-courbée de son bulbe blanc, qui rappelle une canine de chien.
Ses feuilles sont également très particulières car marbrées de taches brun-rouge et de parties gris-argenté. Cette coloration initiale se modifie cependant très rapidement et en un mois, les parties brun-rouges deviennent vertes. De nombreuses études ont montré que cette coloration initiale était due à la présence d’anthocyanes dans des groupes de cellules de l’épiderme supérieur des feuilles commençant déjà à disparaitre trois semaines après leur émergence. Les feuilles panachées, très appréciées en horticulture, sont toutefois peu communes en nature. Elles sont cependant plus fréquentes dans les espèces de sous-bois (Pulmonaria officinalis, Arum maculatum, Cyclamen purpurascens…). Parmi les explications souvent avancées il y a la protection contre le rayonnement à une période où les feuilles des arbres ne fournissent pas encore de couverture, mais aussi une meilleure capacité de photosynthèse dans cet écosystème particulier. Une étude récente semble cependant invalider ces hypothèses pour Erythronium dens-canis, et suggère que la fonction principale de ce panachage serait double. D’une part, il viserait à se protéger des herbivores en fournissant un « camouflage » et en étant moins « appétissante » avec un aspect nécrosé. D’autre part, il permettrait de mieux attirer les pollinisateurs (surtout les bourdons du genre Bombus), encore rares à cette période de l’année, en amplifiant le contraste et mettant davantage en évidence les parties gris-argentées de la feuille.
Le fruit est une capsule contenant environ 15-30 petites graines. Une étude récente a montré qu’après la déhiscence du fruit, la totalité des graines tombait à moins de 23cm du pied de la plante (99% à moins de 20cm et 91% à moins de 10cm !). Pour rendre la dispersion plus efficace, les graines (env. 4-5mm) sont munies d’un élaiosome (env. 2mm).Il s’agit d’une excroissance charnue, riche en lipides (du grec elaìon = huiles), que l’on retrouve dans de nombreux genres comme Centaurea, Ricinus, Corydalis, Viola, Euphorbia (on parle ici de caroncules)…Cette source d’énergie, très recherchée par les fourmis va ainsi permettre une dispersion secondaire (myrmécochorie) beaucoup plus importante.
Très esthétiques, les Erythronium (une trentaine d’espèces dans le monde, dont cinq en Asie et une seule en Europe) ont donné lieu à de nombreuses variétés ornementales, mais sont peu utilisés en général. Les feuilles de certaines espèces (E. sibiricum, E. caucasicum) sont consommées crues ou cuites en Mongolie et en Sibérie, ainsi que les capsules séchées et cuites. Au Japon, l’amidon était autrefois extrait des bulbes pour produire une farine appelée katakuriko (katakuri = E. japonicum) pour lier les sauces et produire des pâtes alimentaires. Selon de récentes études des polysaccharides extraits du bulbe d’E. sibiricum (ESBP) auraient une activité anti-oxydante, anti-inflammatoire et analgésique, mais aussi immunomodulante.
Lors de votre prochaine randonnée printanière arrêtez-vous donc quelques instants pour contempler cette fleur, sans la cueillir, bien entendu, il s’agit d’une espèce protégée !
Références :
- Chen C., Kasimu R., Xie X., Zheng Y., Ding W. Optimised extraction of Erythronium sibiricum bulb polysaccharides and evaluation of their bioactivities. Int. J. Biol. Macromol. 2016 Jan; 82: 898-904
- Guitian P., Medrano M., Guitian J. Seed dispersal in Erythronium dens-canis L. (Liliaceae): variation among habitats in a myrmecochorous plant. Plant Ecology 169: 171-177 (2003).
- Kasimu R., Chen C. Xie X., Li X. Water-soluble polysaccharide from Erythronium sibiricum bulb: Structural characterization and immunomodulating activity. Int. J. Biol. Macromol. 2017 Dec: 105 (Pt 1) 452-462
- La Rocca N., Pupillo P., Puppi G., Rascio N. Erythronium dens-canis L. (Liliaceae) : An unusual case of change of leaf mottling. Plant Physiology and Biochemistry 74 (2014) 108-117